Alors que deux affaires impliquant un dirigeant dans une relation amoureuse avec une subordonnée ont éclaté, chez Astronomer aux États-Unis en juillet 2025 et chez Nestlé en Suisse en septembre 2025, de nombreuses entreprises s'interrogent sur le risque réputationnel que cela représente. Si la protection de la vie privée des salariés est fondamentale dans le droit du travail en France, les organisations pourraient durcir leurs politiques internes et les sanctions qui les accompagnent. Éclairage de Caroline Hénot, Régis Debroise et Eloise Gras Persyn, avocats au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel.
Que dit la loi en matière de relations amoureuses au travail ?
En France, les relations amoureuses au travail sont régies, d’une part par l’article 9 du Code civil, lequel garantit le respect de la vie privée des salariés, d’autre part, par l’article L. 1121-1 du Code du travail qui prévoit que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives, de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Autrement dit ? Rien n’interdit les relations amoureuses entre collègues, ce qui signifie qu’un employeur ne peut sanctionner un salarié uniquement en raison de sa vie sentimentale. Ce principe découle également de la jurisprudence constante de la Cour de cassation. De même, toute tentative d’interdire de telles relations par le biais d’une clause insérée dans le contrat de travail, ou dans le règlement intérieur, est illégale. L’employeur s’expose à des sanctions pour discrimination.
Toutefois, cette liberté n’est pas pour autant absolue et la protection de la vie privée ne signifie pas l’impunité totale. Si la législation française reconnaît la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée, il demeure toutefois possible pour un employeur de sanctionner un salarié si sa vie privée a un impact direct et préjudiciable sur son travail, et plus généralement sur l’entreprise. Les entreprises peuvent donc établir des politiques internes concernant les relations amoureuses entre collègues, à condition que ces politiques ne contreviennent pas aux droits fondamentaux des salariés, et notamment leur vie privée. Les procédures mises en place doivent nécessairement être proportionnées et non discriminatoires. Les employeurs doivent donc naviguer avec prudence dans ce domaine.
Existe-t-il des spécificités lorsqu’un lien de subordination lie deux personnes de l’entreprise ?
Le lien de subordination complexifie, sans aucun doute, la situation. Il peut engendrer : des suspicions de favoritisme ou de traitement inéquitable pour le reste de l’équipe ainsi qu’un risque juridique pour l’employeur si l’un des deux protagonistes dénonce des faits de harcèlement sexuel ou d’abus d’autorité. Les relations amoureuses au travail peuvent en effet parfois dériver vers des situations de discrimination ou de harcèlement, surtout en présence de liens hiérarchiques. Elles peuvent également impacter la performance et l’environnement de travail, entraîner une baisse de la productivité des salariés concernés, et générer des conflits d’intérêts. Ces situations nécessitent donc une attention particulière ainsi qu’une intervention rapide de la part des DRH afin de préserver un environnement de travail sain et respectueux.
Si la loi ne prévoit aucune obligation générale de déclaration d’une relation amoureuse, même en cas de lien hiérarchique, de plus en plus d’entreprises imposent toutefois, par le biais de leur règlement intérieur ou de leur code de conduite, d’en informer les ressources humaines ou la direction, afin d’anticiper les risques (réorganisations des équipes, changement de rattachement hiérarchique etc.) qui pourraient survenir. La gestion des relations amoureuses au sein de l’entreprise doit être menée avec le plus grand discernement et dans le respect du cadre légal. Chaque situation doit être évaluée au cas par cas, dans le respect des principes de non-discrimination et de respect de la vie privée. En définitive, bien que l’employeur ne puisse pas s’immiscer dans la vie privée de ses salariés, il est recommandé, dans certains cas, et notamment en présence d’un lien de subordination, de déclarer une relation amoureuse.
Quelles peuvent être les sanctions encourues ?
Comme évoqué plus haut, et bien que les relations amoureuses au travail ne soient pas prohibées en tant que telles, celles-ci peuvent s’avérer problématiques et être à l’origine de perturbations au sein de l’entreprise. Nombreux sont les exemples, en jurisprudence, d’employeurs s’étant laissés tenter par l’utilisation du pouvoir disciplinaire pour y mettre un terme. En effet, si la vie amoureuse d’un salarié relève, par définition, de sa vie privée, lorsque celui-ci est en couple ou entretient une liaison amoureuse avec une collègue de travail, la frontière avec la sphère professionnelle s’atténue et la question de la portée du pouvoir disciplinaire de l’employeur peut ressurgir. Si la relation a un impact négatif sur l’entreprise, l’employeur peut engager des mesures disciplinaires allant du simple rappel à l’ordre ou avertissement, à une mutation ou changement de poste afin de supprimer le lien de subordination, jusqu’au licenciement pour cause réelle et sérieuse ou pour faute si la relation perturbe gravement l’organisation ou s’accompagne de comportements fautifs (abus de pouvoir, harcèlement).
En d’autres termes, bien que la relation amoureuse en elle-même ne puisse pas être sanctionnée, un comportement perturbant la vie de l’entreprise comme par exemple un conflit personnel éclatant au travail ou encore la divulgation d’informations confidentielles peut à l’inverse justifier une sanction disciplinaire, y compris un licenciement. Attention toutefois, le licenciement n’est valable que s’il est justifié par une cause objective et proportionnée. La seule existence d’une relation amoureuse, en l’absence d’impact professionnel, ne peut motiver une sanction. La Cour de cassation a, à de nombreuses reprises été amenée à se prononcer dans le cadre de contentieux nés de licenciement prononcés sur ce fondement. C’est dans ces conditions qu’elle a pu juger que « le seul risque d’un conflit d’intérêt ne peut constituer une cause réelle de licenciement » (Cass. soc., 21 sept. 2006, N°05-41.155).
Suite aux scandales « Astronomer » et « Nestlé », les entreprises françaises vont-elles être plus dures en la matière ?
Ces deux affaires, coup sur coup, ont mis en lumière le risque réputationnel que peut représenter une relation impliquant un dirigeant ou un supérieur hiérarchique au sein d’une entreprise. Dans les deux cas, les conséquences ont été dramatiques, tant pour la carrière des personnes impliquées, que pour la réputation des entreprises concernées. Au vu du retentissement médiatique suscité par ces deux affaires, il ne fait aucun doute que la tendance des grandes entreprises à formaliser des politiques internes de prévention des conflits d’intérêts sera encore accentuée, et que la déclaration volontaire des relations extraprofessionnelles, surtout en présence d’un lien hiérarchique, sera encouragée. Il est fortement probable que ces pratiques se généralisent, non pas pour interdire les relations, mais pour se protéger juridiquement et éviter les crises médiatiques. Ces deux crises illustrent la nécessité pour les entreprises, et plus particulièrement celles bénéficiant d’une forte visibilité publique, de formaliser des politiques spécifiques concernant les relations entre collaborateurs, surtout en cas de lien de subordination.
Ce qu’il se passe aux Etats-Unis pourrait-il arriver en France ?
Le système américain et le système français reposent sur deux philosophies juridiques différentes, voire même opposées, en matière de droit du travail. En France, nous sommes attachés au respect de la vie privée, principe fondamental protégé par notre Constitution, le Code civil ainsi que par le Code du travail. Toute restriction à ce droit fondamental, telle que l’interdiction d’une relation amoureuse, doit donc être justifiée et proportionnée. Un licenciement fondé uniquement sur l’existence d’une relation amoureuse avec un collègue serait hautement contestable. Il est donc improbable que l’on voie émerger en France une interdiction générale des relations amoureuses, laquelle heurterait frontalement la protection de la vie privée des salariés. En revanche, il ne fait aucun doute que les entreprises françaises les plus exposées chercheront à anticiper tout risque, qu’il soit réputationnel ou de gouvernance, en incitant les salariés à davantage de transparence et en diligentant des audits de conformité et des enquêtes internes plus fréquents. Ce qui pourrait arriver en France sont donc des politiques internes plus strictes et des sanctions plus immédiates, mais jamais une surveillance systématique et généralisée de la vie privée des salariés.
Aux Etats-Unis, le système est bien plus libéral en matière de droit du travail. Le principe d’employment at will (travail à la demande, ndlr), permet à l’employeur de mettre fin à un contrat de travail sans justification, sauf discrimination illégale. Les entreprises ont, de fait, beaucoup plus de latitude pour interdire ou sanctionner des relations extraprofessionnelles entre collègues. La pratique des love contracts y est d’ailleurs très répandue et consiste à exiger la signature d’un accord précisant que la relation est consensuelle, ce qui permet à l’entreprise de dégager sa responsabilité en cas de litige ultérieur. Certaines entreprises du secteur de la tech et de la finance vont même plus loin : interdiction totale des relations entre managers et subordonnés, déclaration obligatoire de toute relation entre collègues, même sans lien hiérarchique direct… On en est loin en France, même si les affaires Astronomer et Nestlé sont des vecteurs d’accélération en matière d’éthique des relations de travail et de moralisation de la vie des affaires. Il est probable que les conseils d’administrations français tendent à appliquer des principes de gouvernance similaires à celles des boards américains avec des comités d’éthique et de conformité plus actifs.
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