Management vertical, déséquilibre entre les efforts fournis et la reconnaissance reçue, division du travail et difficulté à voir le fruit concret de son labeur... Une étude de la fondation Jean Jaurès analyse les raisons de la perte de sens ressentie par les salariés français.
Le travail a une place spéciale dans le coeur des Français. Une étude de la fondation Jean Jaurès publiée le 17 octobre tente d'expliquer pourquoi il est si important de trouver du sens dans son travail, et surtout pourquoi de nombreux salariés expérimentent une perte de sens, pouvant conduire à un mal-être au travail.
Tout d'abord, l'étude explique que les Français entretiennent un rapport affectif avec le travail. Selon l'économiste à France Stratégie Salima Benhamou, citée dans l'étude, "l’aspiration à l’autonomie et la reconnaissance du travail" sont fortement liées à une “logique de l’honneur”. Ainsi, du travail dépend un certain sentiment "de fierté et d’amour-propre".
Et de ce rapport émotionnel avec le travail découle l'importance du "sens" qu'on y trouve. Cette quête de sens est devenue de plus en plus importante ces dernières années, notamment depuis la crise sanitaire et les moments de respirations qui ont été propices aux réflexions. Pour les cadres, "avoir le sentiment de faire un travail utile et qui a du sens" se classe en deuxième position parmi neuf critères d’épanouissement professionnel et la perte de sens dans le travail représente aujourd'hui un motif important de démission*.
La difficulté croissante à voir le résultat concret de son travail
Pour autant, cette notion de sens ne signifie pas la même chose pour tout le monde. Selon l'étude, elle peut recouvrir plusieurs composantes, et notamment celle de l'utilité. Ce sentiment d'utilité est plus facile à trouver lorsqu'on peut facilement visualiser le résultat de son travail ou même le produit fini. Or ce n'est plus toujours une évidence pour les salariés.
"Dans le cadre d’une économie dominée par les métiers de service (...), les tâches souvent individualisées à l’extrême sont en effet peu compatibles avec la mise en perspective d’une contribution personnelle à la performance globale", écrit l'auteur de l'étude Romain Bendavid, spécialiste des enjeux liés au rapport au travail.
Plusieurs professions sont concernées. Il cite notamment les métiers internes (RH, comptabilité...) qui n'ont pas de contact direct avec des clients extérieurs. "Réussir à trouver (un sens) suppose d’être convaincu de sa propre contribution au bon fonctionnement de l’entreprise. Mais l’éloignement des circuits de décision, comme le manque de signes de reconnaissance externes, est ici susceptible d’atténuer cette conviction, qui repose sur des fondements fragiles, moins directement mesurables", décrypte Romain Bendavid.
Décalage entre investissement personnel et récompense
L'étude de la fondation Jean Jaurès explique également que le sens au travail et l'équilibre entre vie pro et vie perso sont liés. "L’impression ressentie par les salariés d’être perdants dans leur rapport au travail a ainsi considérablement crû en l’espace de trente ans", rapporte-t-il, reliant ce phénomène au rejet massif par l'opinion de la réforme des retraites en 2023.
"Les actifs sont de moins en moins enclins à reproduire ce décalage vide de sens entre investissement personnel et faible contrepartie", développe l'auteur.
Selon l'étude, le sentiment de perte de sens provient d'un décalage entre l'idée que l'on se fait d'un travail et la façon dont il est exercé au quotidien. "Sentiment d’inutilité, organisation très verticale, obsession du contrôle, manque de confiance, activité automatisée… Les causes possibles de détérioration sont plurielles", liste Romain Bendavid.
Manque de reconnaissance
Parmi elles, la reconnaissance ou justement l'absence de reconnaissance joue un rôle particulier.
Or, "le manque de reconnaissance du travail à sa juste valeur est un talon d’Achille de la culture managériale française, comparée à celle de pays européens proches".
Ainsi, selon la dernière vague du baromètre de la confiance politique du Cevipof, moins de la moitié des actifs ou des retraités considèrent que les efforts dans la vie professionnelle sont reconnus et récompensés (47 %).
Par ailleurs, aux yeux des nombreux salariés, l'entreprise privilégie les besoins de ses clients, mais ne déploie pas la même énergie lorsqu'il s'agit de s'occuper de ses employés. "Et cette frustration est d’autant plus importante que ces mêmes employés estiment contribuer à la performance de leur entreprise", explique Romain Bendavid. Le sentiment d'utilité, et donc de sens, est ainsi "atténué" par le manque de reconnaissance.
Le management à la française, vertical et méfiant
Mais alors qu'est ce que le "management à la française"? Selon une étude de l'Igas (Inspection générale des affaires sociales) publiée en mars, les pratiques managériales françaises sont "très verticales et hiérarchiques" et la reconnaissance du travail est "beaucoup plus faible" que dans les autres pays étudiés. Il se caractérise aussi par une confiance insuffisante accordée aux échelons inférieurs et par une obsession du contrôle et du reporting.
"Il en résulte des marges de manœuvre considérablement réduites pour les employés et une sensation d’être interchangeables, sensation peu compatible avec la possibilité d’exprimer leurs capacités et d’apporter leur propre pierre à l’édifice", analyse Romain Bendavid. L'auteur cite quelques exemples et notamment une employée du secteur de l’aide sociale à l’enfance qui décrit son métier en ces termes:
"Le plus pénible c’est aussi que ce métier est aussi devenu d’une lourdeur administrative insupportable. Il faut toujours rendre des comptes à tout le monde, établir des rapports que personne ne lit."
Mais ce constat n'est pas irrémédiable. Tout d'abord, dans son rapport, l'Igas note que parmi les pays étudiés, les pratiques managériales sont plus souples lorsqu'elles sont étroitement associées au dialogue social, comme c’est le cas en Allemagne et en Suède. "En France, où le dialogue social a une influence limitée sur ces aspects organisationnels, les pratiques managériales sont plus verticales et contribuent donc davantage à dégrader le sens du travail des collaborateurs", note Romain Bendavid.
La fondation Jean Jaurès plaide ainsi pour "repenser" cette culture managériale et pour "assouplir cette obsession pour le contrôle et le reporting, en encourageant au contraire à la responsabilisation de chacun".
Source BFM Business - Marine Cardot

