Depuis 30 ans, l’individualisation de la rémunération est au cœur des stratégies RH. Mais ce modèle, censé motiver et fidéliser, est-il toujours pertinent ? Entre frustrations, quête d’équité et transparence, de nouveaux modèles hybrides s’imposent.
Aujourd’hui, 65,7 % des salariés bénéficient d’un dispositif de rémunération variable (prime, bonus…). Cependant, ces approches suscitent des tensions autour du sujet épineux de la rémunération : selon l’étude People at Work 2023 d’ADP, si 61 % des Français considèrent le salaire comme le facteur déterminant dans leur travail, près de la moitié estime qu’il est insuffisant. Cette insatisfaction est-elle amplifiée par une quête de transparence ? 52 % des salariés français affirment parler de leur salaire avec leur entourage, une tendance particulièrement marquée chez les jeunes : 61 % des 18-24 ans et 65 % des 25-34 ans, contre seulement 43 % des 50 ans et plus.
Selon Élise Penalva-Icher, sociologue et auteure de La Frustration salariale (2024), à quoi servent les primes ? (2024), les primes et variables se sont imposées depuis les années 1990 comme des outils phares pour motiver et fidéliser. Cependant, cette individualisation salariale engendrerait des effets pervers, tels que des comparaisons incessantes ou le brouillage des grilles salariales. Face à ces limites, certaines entreprises – à l’instar de LDLC ou Alan – ont revu leur modèle de primes individuelles pour explorer des approches plus collectives, voire hybrides. Alors que l’équité, la transparence et la cohésion convergent dans les attentes des collaborateurs, comment repenser les modèles de rémunération pour conjuguer performance, engagement et bien-être au travail ?
Primes individuelles et performance : une corrélation inversée selon la recherche
Plusieurs recherches mettent en lumière les effets contre-productifs des primes sur la motivation et la performance :
- Impact négatif sur la motivation intrinsèque : Une méta-analyse de Deci, Ryan et Koestner a démontré que les récompenses tangibles ont généralement un effet substantiellement négatif sur la motivation intrinsèque, à savoir le plaisir ou l’intérêt dans l’accomplissement d’une activité en elle-même, indépendamment de toute récompense ou pression extérieure. Les rémunérations fondées sur la performance peuvent ainsi diminuer l’engagement naturel des employés envers leur travail.
- Diminution de la performance globale : En 2009, des chercheurs de la London School of Economics ont analysé 51 études et conclu que les incitations financières mises en place dans les grandes entreprises peuvent avoir un impact négatif sur la performance globale. Ces incitations peuvent détourner l’attention des employés des objectifs à long terme et nuire à la performance collective.
- Réduction de la créativité et des compétences cognitives : Daniel Pink, dans La vérité sur ce qui nous motive mentionne enfin des recherches menées au Massachusetts Institute of Technology (MIT) expliquant que pour des tâches nécessitant des compétences cognitives élevées, les incitations financières peuvent être contre-productives, limitant la réflexion et la créativité des individus. Ces résultats ont été confirmés par des études similaires dans divers contextes culturels.
Rémunération individualisée et ses effets délétères pour la cohésion
L’individualisation des rémunérations trouve ses origines dans le taylorisme où des primes basées sur la productivité complétaient un salaire fixe. « Avant la Seconde Guerre mondiale, les primes étaient avant tout des dispositifs ouvriers, liés à un dépassement des objectifs de production », explique Élise Penalva-Icher. Par la suite, la théorie de l’agence, développée dans les années 1970, a encouragé l’utilisation de primes et de bonus pour aligner les intérêts des managers et des actionnaires. « Ces dispositifs ont surtout profité aux cadres et dirigeants, en les incitant à maximiser la valeur boursière de l’entreprise », précise-t-elle.
Cependant, ces incitations ont démontré certains effets délétères sur la cohésion des équipes. « Avec l’individualisation des salaires et la complexification des grilles de rémunération, les salariés ne savent plus exactement combien ils touchent », ce qui pousse à des comparaisons incessantes, générant une « frustration relative ». Conséquence : même en percevant une prime, un salarié peut se sentir lésé. De plus, ces dispositifs peuvent être « détournés » pour exercer un contrôle managérial, avertit Élise Penalva-Icher : « Dans certaines entreprises, le non-versement d’une prime est une manière implicite de mettre un salarié à l’écart ou de faire pression. »
Transparence : un accélérateur de changement dans les modèles de rémunération
La quête grandissante de transparence salariale pousse les entreprises à revisiter leurs systèmes de rémunération, « quitte à exposer et objectiver les écarts ». Cette exigence répond à une forte demande des salariés, qui souhaitent comprendre et discuter de leur rémunération, un sujet aux résonances identitaires. « Compter leur salaire, c’est savoir qui ils sont », insiste Élise Penalva-Icher. Ces discussions, souvent informelles autour de la machine à café, témoignent d’un désir de lever le flou qui entoure les grilles salariales et d’ancrer la transparence au cœur des pratiques.
Cette dynamique est également amplifiée par des évolutions réglementaires, tant françaises qu’européennes. Des dispositifs comme la loi Sapin 2, qui impose le vote des assemblées générales sur la rémunération des dirigeants, l’index égalité professionnelle, ou encore la directive européenne sur la transparence salariale, encouragent les entreprises à clarifier et justifier les écarts. « Qu’il s’agisse de diplômes, de compétences ou de critères objectifs définis par des principes de justice, la transparence offre un cadre pour rendre les disparités compréhensibles et acceptables », souligne Élise Penalva-Icher.
Revisiter les modèles de rémunération devient alors incontournable pour aligner les pratiques sur les attentes croissantes de transparence, tout en renforçant l’équité et la cohésion au sein des équipes.
Réconcilier les attentes : rémunération hybride, une réponse à envisager ?
Avant de s’aventurer vers un modèle – quel qu’il soit –, Sandrine Dorbes, experte en rémunération et fondatrice de How Much, insiste sur l’importance d’adapter la politique de rémunération à la culture de l’entreprise. « Dans certaines structures, notamment commerciales, le variable fait partie de l’identité des collaborateurs. Dans ce cas, une approche collective risque de ne pas fonctionner. » À l’inverse, certaines organisations ayant supprimé le variable ont observé des effets positifs, mettant en lumière la valeur implicite des rôles d’entraide ou de support – le travail invisible – essentiels à la réussite globale.
Pour dépasser le binarisme entre individuel et collectif, l’experte en rémunération met en lumière des modèles hybrides mêlant performances individuelle, collective et globale. « On peut imaginer une rémunération variable en trois parties : un tiers basé sur la performance individuelle, un tiers sur celle de l’équipe et un tiers sur les résultats de l’entreprise. » Ce modèle multiplicatif – et non simplement cumulatif – responsabilise les salariés tout en valorisant leur contribution au collectif, bien qu’il soit exigeant en termes de suivi et d’indicateurs.
Sandrine Dorbes élargit la réflexion en intégrant la notion de rémunération globale, prenant également en compte les avantages sociaux. En France, bien que ces avantages soient soumis à des contraintes fiscales strictes rendant leur individualisation complexe, de nouvelles solutions émergent pour répondre à ce besoin de personnalisation. Par exemple, des plateformes comme Worklife ou May permettent à chaque salarié de composer son propre bouquet d’avantages (non obligatoires). Ces dispositifs, bien qu’encore limités, répondent à une demande croissante de flexibilité et d’adaptabilité, renforçant ainsi le sentiment d’équité.
Courrier Cadres - Laure Girardot