L'incertitude géopolitique n'est pas toujours une mauvaise chose pour le marché de l'emploi. Cela accélère aussi le développement de certains secteurs. Décryptage de l'un d'eux.
Les crises internationales peuvent, paradoxalement, être source d'opportunités sur le marché de l'emploi pour les cadres. L'une des plus récentes pourrait relancer un secteur dans lequel la France a un savoir-faire reconnu, y créant un besoin de recrutements de cadres.
En effet, il y a quelques semaines, face à un possible retrait des Etats-Unis dans l’aide à l’Ukraine, la France annonçait sa volonté de réarmement, suivi par le reste de l’Union Européenne. En parallèle, l’aéronautique se développe de nouveau, avec 15 000 à 20 000 embauches prévues en 2025 (dans la moyenne des trois dernières années), pour un secteur qui pèse 65,4 milliards d’euros et 300 000 emplois.
Pour Philippe Deljurie, associé du cabinet de management de transition X-PM, qui en plus des managers de transition, cible essentiellement les cadres supérieurs, l’aéronautique connait « un petit changement de paradigme ». En effet, explique-t-il, Airbus, l’un des principaux donneurs d’ordre de l’aéronautique civile en France, avait ces dernières années beaucoup moins de projets de nouveaux avions, d’où une diminution des dépenses de recherche et développement (R&D). Il cherchait plutôt à honorer dans les temps ses carnets de commande très remplis. Les profils recherchés étaient donc plus ceux d’ouvriers ou d’agents de maîtrise que de cadres.
Or, depuis 2022, on assiste de nouveau à un besoin de montée en compétences (ingénierie, bureau d’études), dans l’aéronautique civile mais aussi dans les secteurs annexes, comme l’aérospatial, la production de drones, ou encore la cybersécurité. Le dernier rapport du comité stratégique de la filière aéronautique met également en avant trois axes principaux dans le développement de la filière, qui peuvent être des opportunités de recrutement des cadres : la décarbonation du secteur, la réindustrialisation pour renforcer l’autonomie stratégique, et l’attractivité des métiers pour répondre aux besoins en recrutement depuis 2022.
Des compétences qui se sont perdues
Problème : pendant des années, le secteur s’est peu développé et donc « les compétences sont parties sans être remplacées ». Résultat : à une problématique de recrutement, s’ajoute celle de la formation. « C’est bien de recruter des juniors mais encore faut-il avoir en interne les personnes capables de les encadrer et leur transmettre les compétences ».
Dans un premier temps , explique Philippe Deljurie, les profils seniors sont partis chez les fournisseurs, à qui « pas mal de choses ont été déléguées. Les gros acteurs sont aujourd’hui plutôt des assembleurs, ce qui leur permet de faire pression sur les sous-traitants pour réduire les coûts. Mais cette logique a fait que ces derniers ont parfois délocalisé une partie de la recherche et développement ». Réduisant de fait une partie des postes de cadres. D’où la nécessité de reconstruire, parfois presque du début, « toute cette chaîne de formation, de gestion des carrières, des compétences ».
D’autant que le secteur a des exigences fortes. « L’aéronautique et la défense ont une problématique de qualité. Voyez l'accident industriel qui s'est produit chez Boeing, qui a privilégié une vision financière au détriment d'une vision industrielle et de qualité. Il faut rester très prudent et assez humble parce qu’il suffit de pas grand-chose pour faire dérailler la machine », et que la concurrence internationale reste forte, avec en plus « l'émergence de de nouveaux acteurs, comme l’aéronautique chinoise ».
Mais les industriels peinent déjà à recruter pour répondre à leurs besoins immédiats : départ des salariés vers des secteurs plus rémunérateurs, perspectives d’évolution limitées, bassins d’emploi, comme la métropole toulousaine, qui commencent à être saturés, avec des loyers et des temps de trajet élevés. Trouver un compromis entre les attentes des salariés et celles des entreprises pourrait donc prendre du temps.
Des recrutements transverses dans l’aéronautique
Des recrutements transverses peuvent être envisagés, offrant là une opportunité pour des cadres venus d’autres horizons. Ainsi, explique Philippe Deljurie, « le secteur de l’automobile a la chance d’avoir encore un savoir-faire industriel important et une maîtrise de la supply chain. Comme il se porte un peu moins bien aujourd’hui, il peut y avoir des transferts entre l’automobile et l’aéronautique », à la structuration proche, avec de grands donneurs d’ordres assembleurs, et plusieurs échelons de sous-traitants.
Il peut être rentable, avec un fort volume de recrutements de juniors, d’aller chercher dans un secteur proche « des ressources expérimentées capables de faire monter très rapidement les équipes en compétence, en évitant les erreurs de jeunes managers ».
Surtout sur les postes de cadres supérieurs et fonctions supports, dont les compétences sont plus transverses d’une industrie à l’autre. « Vous avez été acheteur dans l'automobile, vous pouvez être acheteur dans l'aéronautique, les problématiques sont les mêmes », assure le consultant.
Les postes de cadres techniques, notamment dans l’ingénierie, ont « des problématiques plus techniques, d'électronique, de mécanique, de résistance des matériaux. Quand on fait de la R&D ou de l'aérodynamique sur une voiture, ça change de l'aérodynamique d’un avion ou d’une fusée ; en mécanique des fluides, les écoulements ne sont pas les mêmes. Mais globalement, il y a des points communs : c'est de la mécanique, de la vibration, de l'acoustique. Même si c'est un peu plus compliqué que sur les fonctions supports, en temps de pénurie, c’est faisable ». Mais plus simple entre PME, où les cadres doivent souvent avoir une connaissance plus vaste de l’industrie, du métier de l’entreprise, et des procédés techniques, voire d’une PME vers de grands groupes. Car dans ceux-ci , les cadres sont souvent assignés à une tâche très spécialisée.
Par ailleurs, la transition énergétique de l’aéronautique, secteur particulièrement polluant, peut être une opportunité, même s’il y a aujourd’hui peu de contraintes. L’expert assure qu’il y a « beaucoup de R&D ». D’où un besoin qui devrait croître en ingénieurs spécialisés, par exemple « sur les matériaux : réduire la résistance au frottement, les rendre recyclables… », mais aussi sur les carburants propres et sur différents types d’innovation : « des avions pourraient voler beaucoup plus haut, donc quitter l’atmosphère pour qu’il y ait moins de frottements et donc moins de consommation ».
Des opportunités dans la défense dans plusieurs mois
La restructuration des effectifs prend du temps, entre autres parce que « dans l’industrie, les marges sont relativement faibles et les investissements pour monter en cadence sont importants et se font par palier. Une usine ne peut pas tourner à 110%. Mais pour en ouvrir une nouvelle, il faut pouvoir écouler suffisamment de pièces. Ce sont des coûts extrêmement importants qui s’amortissent sur le temps long », et pour recruter, il faut donc avoir une visibilité à long terme.
D’autant qu’il y a « un effet domino, tout le monde doit bouger en même temps », du grand industriel donneur d’ordres à « la petite TPE du coin », qui ne va pas forcément « obtenir le financement dont elle a besoin pour monter en cadence ». D’où des discussions qui commencent à émerger entre les acteurs et l’Etat sur l’accès aux financements.
Côté défense, Philippe Deljurie prédit notamment « un énorme essor de l'industrie du drone, et derrière cela, il y a toute la question des télécommunications, ce que vous voyez avec l’Ukraine », dépendante des réseaux et des satellites états-uniens. Ce qui pourrait pousser l’Union Européenne à renforcer ses propres réseaux pour être indépendante. « Il va falloir en lancer des satellites. Et puis sécuriser. Aujourd'hui la cybersécurité est un enjeu clé parce qu’il faut pouvoir continuer à communiquer ».
Si « la France n'a jamais cessé d'avoir une industrie de la défense plutôt importante », les infrastructures ne sont pas forcément suffisantes pour répondre aux besoins. Or, l’industrie ne peut recruter plus de personnes que ce que ses infrastructures existantes nécessitent. Pour lui, les effets concrets sur l’emploi devraient se faire sentir dans plusieurs mois seulement, le temps que les projets se montent et que les financements soient accordés.
Source Cadremploi