Dans son ouvrage "Où sont passés nos rêves d'émancipation par le travail ?" (L'aube), la dirigeante dresse un état des lieux sans complaisance de l'engagement au travail. Et surtout, de son érosion ces dernières années. Elle cherche à comprendre les mécanismes à l'œuvre et envisage des pistes de solutions. Car, selon elle, le désengagement français n'est pas irréversible. Interview.
Depuis quand observe-t-on un recul de l’engagement au travail ?
Emmanuelle Duez (ED) – Auparavant, l’engagement était un non-sujet en entreprise. Elles considéraient l’engagement comme un dû de la part des équipes. Or, les choses ont beaucoup évolué, notamment depuis le Covid-19. La vision positive du travail s’est abîmée dans les tempêtes contemporaines : instabilité économique française, européenne et internationale ; difficulté des politiques à inventer de nouveaux récits autour du monde du travail de demain ; limites planétaires ; risques esquissés par l’intelligence artificielle ; inflation réglementaire, etc. Mais une autre vague gronde, silencieuse mais tout aussi ravageuse : la baisse de l’engagement. On observe une vraie érosion de l’engagement. Tout le monde le ressent, mais personne n’ose vraiment parler de ce désamour des Français à l’égard du travail.
Comment expliquer ce phénomène ?
ED – Jusqu’à récemment, les Français mettaient beaucoup d’eux-mêmes dans leur travail et en attendaient beaucoup en retour. Le travail était un moyen de se réaliser. Mais depuis quelques années, il ne répond plus à ses promesses initiales, notamment sa promesse de mobilité sociale. Autrement dit ? Travailler ne permet plus d’améliorer son niveau de vie. Ni celui de ses enfants. En France, il faudrait désormais plus de 80 ans de travail pour vivre deux fois mieux qu’au début de sa vie active. Quinze années suffisaient entre 1950 et les années 1970. En 2025, il est devenu moins intéressant de gagner son argent en travaillant, que de le gagner autrement qu’en travaillant (rente, retraite, héritage, etc.)
Je vous donne quelques chiffres pour illustrer mes propos : quand on gagne 100 euros en travaillant, il nous en reste 54 en moyenne. Quand on gagne 100 euros en investissant, on en garde 70. Quand on gagne 100 euros en héritant, on en garde 94. Alors, à quoi bon y croire, se donner, s’engager ? Il est compréhensible que le salarié expérimente une forme d’indignité et de ressentiment. La rémunération finale du travail étant entravée, c’est la valeur même du travail qui est amoindrie. Il est vain de parler du reste tant que le sujet de la rémunération digne d’un travail de nouveau émancipateur n’est pas résolu.
Comment ce constat se traduit-il dans leur rapport au travail ?
ED – Pour beaucoup, le travail ne permet plus d’espérer un futur meilleur. Voire, il ennuie ou déçoit. En fait, les Français entretiennent une histoire d’amour contrariée avec le travail. Leur rapport est émotionnel, intense, voire passionnel. Contrairement à nos voisins européens qui ont une relation plus distanciée et transactionnelle du travail. Cette relation d’amour est un trésor d’engagement quand tout va bien, mais elle devient un poison quand le système se bloque. Le travail-moteur devient prison. Le travail-mouvement devient frustration. L’amour et l’engagement virent à la colère et au désenchantement. Ce rapport – si français – au travail est aussi porteur que destructeur. Mais, à bien y réfléchir, mieux vaut l’amour ou la haine que l’indifférence… Dans le même temps, les travailleurs sont des agents rationnels. S’ils estiment qu’ils donnent trop par rapport à ce qu’ils reçoivent, ils font leur calcul et tirent une conclusion : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Donc, soit ils mettent en place leur propre recette : ils arrêtent, par exemple, de travailler le jeudi soir ou le vendredi midi, car ils considèrent en avoir fait assez pour la semaine. Soit ils se tournent vers des sources d’espoir, de joie, et de réalisation ailleurs.
En quoi est-ce problématique pour les entreprises ?
ED – C’est problématique, car le désengagement ronge la performance, la créativité, ou encore le collectif. 85 % des actifs français se déclarent peu ou pas engagés au travail, selon la dernière étude Gallup. Ce qui positionne la France en 36ème position sur 38 en matière d’engagement. Et le coût de ce désengagement est élevé ! Selon l’IBET, le coût moyen du désengagement et de la non-disponibilité s’élevait à 14 310 euros par an et par salarié en 2020. L’année suivante, RH Partners tombait sur un chiffre similaire autour de 14 500 euros. Au niveau mondial, Gallup chiffre le coût du désengagement à 8 900 milliards de dollars, soit 9 % du PIB mondial. Idem pour la productivité horaire. Si entre 1986 et 2004, la France affichait la productivité horaire la plus élevée des pays de l’OCDE, elle a baissé de 5,2 % entre 2019 et 2023. Soit 664 heures par Français, contre 730 par Allemand, 770 par Européen, et 830 par Américain.
Or, à l’inverse, les entreprises avec un taux élevé d’engagement sont 22 % plus rentables que celles où l’engagement est faible. Peut-être que dans le monde du travail de demain, les entreprises ne recruteront plus des profils en fonction de leurs diplômes, de leurs expériences passées, ou encore de leurs compétences techniques, mais surtout en fonction d’un désir d’engagement important au sein d’une organisation. Nous pourrions basculer de la « guerre des talents » à la « guerre de l’engagement ». Cet aspect est délicat, car nous ne concevons pas tous l’engagement de la même manière : il dépend de notre éducation, de notre ambition, de nos valeurs, de notre santé, de notre charge familiale, etc.
Ont-elles des solutions pour remédier au désengagement ?
ED – Pour tenter de contrecarrer le désengagement, les entreprises suivent des tendances : du manager-coach au no management, de la performance à la bienveillance, etc. La « fast-fashion corporate », ou encore les influenceurs du travail, sont un fléau. Les modes se font et se défont, mais le réel est beaucoup plus subtil et complexe. Cette perméabilité aux effets de mode entraîne un manque de cap et de vision, d’ancrage et de convictions fortes. Les collaborateurs subissent une inconsistance et une inconstance idéologique de la part des entreprises. S’ils ne l’expriment pas ainsi, ils le ressentent très fortement. Il s’agit donc de redonner de la force au leadership moderne ainsi que d’actionner trois leviers clés : la sobriété, la dignité et l’utilité du travail. Ce dernier point est le terreau du sens qu’on donne au travail.
Les managers sont-ils également une partie de la solution ?
ED – Dans le paysage du travail ballotté par des vents contraires – dont on vient de parler -, l’entreprise cristallise les frustrations sociales, car elle est l’un des derniers bastions du collectif. Et ce sont les managers de proximité qui se retrouvent en première ligne, qui récupèrent ce rapport tumultueux au travail. Depuis le Covid-19, notamment, ils font face à un vrai paradoxe : les individus mettent de la distance avec leur travail, et dans le même temps, l’intimité s’est immiscée dans le travail comme jamais auparavant. Les sujets qui étaient pudiquement laissés dans la sphère privée sont arrivés sur la table managériale, parce que sous-jacents à l’engagement. La vie est au cœur du travail, mais le travail n’est plus au cœur de la vie. Face à cette nouvelle réalité subtile, les managers peuvent être désarmés. Or, ils sont stratégiques pour l’entreprise et plus que jamais le fil invisible de corps sociaux fracturés. Le management doit devenir une compétence exigeante et exigée. Une destination finale plutôt qu’un passage obligé souvent bâclé. Nous devons le faire passer de fonction pauvre à fonction reine.
Pour finir, êtes-vous optimiste pour la suite ?
ED – Sans être fataliste, je pense que l’engagement absolu ne reviendra pas. Tous les secteurs et toutes les organisations sont concernés. Mais, si nous trouvons collectivement le courage de regarder le problème en face, aussi douloureux soit-il, nous serons davantage en mesure de mettre en place des solutions durables. Cette tendance au désengagement n’est pas irréversible ! L’entreprise peut redevenir le bastion du collectif et le travail, un vecteur du vivre ensemble. Deux sources fortes d’engagement professionnel.
Source Courrier Cadres - Léa Lucas