On stagne, on ne prend pas de responsabilité et on reste bloqué au même salaire... Pourquoi en France le manque de perspectives emmure les salariés dans le mal-être au travail

Rédigé le 01/12/2025

En France, pendant longtemps, si l'on voulait évoluer (et gagner plus), il fallait devenir manager. Un système trop vertical, qui empêche les salariés de développer de nouvelles compétences et qui contribue à l'insatisfaction au travail. Mais des solutions existent.

Les Français sont-ils fâchés avec le travail? Visiblement non, 68% sont globalement satisfaits de leur travail, selon le baromètre du cabinet Ekilibre. Mais dans le même temps les signes de mal-être se multiplient, les trois-quarts des salariés disent vivre un stress quotidien et l'absentéisme augmente. Par ailleurs, la contestation et la colère provoquée par la réforme des retraites et le passage à 64 ans doit aussi nous pousser à nous interroger.

Et le ministre du Travail en premier lieu. "Pourquoi à 60-62 ans les Français ont-ils autant envie de quitter le travail? Cette question, il faut la traiter. Parce qu'elle est déterminante sur le fait que les Français résistent autant à l'idée de travailler deux ans plus", a déclaré Jean-Pierre Farrandou.

Parmi les explications à ce mal-être, on peut citer les conditions de travail, la pénibilité, l'épuisement, le stress, le manque de reconnaissance et de moyens ou le management hiérarchique... Mais l'une d'elle est rarement évoquée, il s'agit des perspectives d'évolution de carrière, y compris les augmentations de salaire.

Autrement dit, la France est-elle un pays de salariés bloqués, qui stagnent dans des structures trop rigides qui les empêchent de s'épanouir, et avec des salaires qui évoluent peu?

"L'évolution est multiforme"

Tout d'abord, il faut réfléchir à ce que l'on entend par évolution. "En France, pendant longtemps on a eu tendance à voir l'évolution comme uniquement verticale. C'était 'je démarre au niveau 1, puis je passe au niveau 2, 3, 4 et au fur et à mesure je manage de plus en plus de personnes", explique Benoît Serre, co-président du cercle Humania qui regroupe 700 DRH, à BFM Business.

Sauf qu'évidemment, il n'y a pas suffisamment de places de managers pour tout le monde. Et surtout, cette vision ne correspond pas aux attentes. "Sur 100 salariés, il n'y en a que 15 qui veulent devenir manager", remarque Benoît Serre.

Mais alors que faudrait-il faire? Il s'agirait d'encourager une mobilité plus horizontale. Jean-Christophe Villette, psychologue du travail et fondateur du cabinet RH Ekilibre, appelle à développer les compétences et l'expertise, très importantes pour l'épanouissement des salariés.

"L'évolution est multiforme, c'est pas juste devenir chef ou gagner plus d’argent."

En effet, les chiffres du cabinet Ekilibre montrent une corrélation entre la possibilité de développer ses compétences et la satisfaction globale au travail. Parmi les salariés les moins satisfaits, 41% disent rencontrer "toujours" ou "souvent" des obstacles au développement de nouvelles compétences, contre seulement 7% pour les personnes très satisfaites.

Un salaire qui n'augmente plus tant que ça?

Or selon Benoît Serre, pendant longtemps, les entreprises ont négligé cette question. "Avec le chômage de masse, elles ont désappris à construire des parcours de carrière. C'est un outil de fidélisation, mais il y avait tellement de demandeurs d'emplois sur le marché que ce n'était pas vraiment un enjeu", explique-t-il.

Même chose pour le salaire. En plus de stagner dans son métier, de ne pas apprendre de nouvelles choses, on peut aussi stagner dans sa rémunération. "Il y avait tellement de gens sur le carreau que les entreprises n'avaient pas besoin d’augmenter les salaires", assure-t-il.

"Aujourd'hui, le potentiel d’augmentation est de 30% inférieur par rapport aux années 80. C'est très inquiétant parce que ça veut dire que l'ascenseur social est en panne", alerte Benoît Serre.

Une autre source de frustration est l'écrasement des salaires. En effet, le Smic, indexé sur l'inflation, a fortement augmenté ces dernières années, mais les salaires proches du Smic n'ont pas suivi la même tendance. "Vous avez des gens qui avaient réussi à sortir du Smic et qui se sont fait rattrapés, ils se disent: moi aussi je veux une augmentation de 8%", rapporte Benoît Serre.

Selon lui, avec le changement démographique et le nombre de salariés qui va baisser, les entreprises n'auront pas d'autres choix que de revoir leur politique d'évolution et de rémunération. En revanche, "le financement du modèle social ne peut pas continuer à reposer autant sur le travail, sinon les PME n'arriveront pas à augmenter les salaires", juge le spécialiste.

Pour travailler jusqu'à 64 ans (ou plus) il faudra "de la pluralité dans les carrières"

Mais en dehors de la rémunération, on peut se poser la question de la pertinence de l'évolution. A-t-on nécessairement besoin d'évoluer pour s’épanouir au travail? "Ça dépend des gens et de la nature du travail. Certaines personnes ont besoin de changer de poste ou d'entreprise tous les trois ans, d'autres sont très heureuses dans leur job", explique Jean-Christophe Villette à BFM Business.

"Si vous avez un boulot où le quotidien change, où vous traitez de nouvelles situations, vous rencontrez de nouvelles personnes, alors vous pouvez être épanouis. Si vous êtes sur une chaîne de production et que vous assemblez le même boulon pendant 40 ans, ce n'est pas la même histoire", développe le psychologue du travail.

Et c'est encore plus vrai pour la "génération Z". "Réformes des retraites successives oblige, c'est une génération qui est en train de comprendre qu’elle va devoir travailler longtemps, voire très longtemps. Donc pour tenir, il va falloir de la pluralité dans les carrières", nous expliquait Sophie Sureau, directrice de l'école d'études en ressources humaines ISG RH, dans cet article.

"Ils ont bien compris que pour ne pas s'ennuyer, il faut apprendre."

Selon Jean-Christophe Villette, une des motivations les plus importantes pour les salariés (avec la rémunération) est en effet la possibilité d'apprendre des choses.

"La capacité à avoir des objectifs est associée à la motivation"

Le psychologue du travail va même plus loin, en insistant sur l'importance de pouvoir se projeter, qui fait de plus en plus défaut aux salariés comme aux entreprises. "Aujourd'hui, je rencontre très peu de personnes qui ont un projet, or la capacité à avoir des ambitions et des objectifs est associée à la motivation", explique-t-il.

"Les gens n’ont pas conscience de l’impact sur leur mal-être de l’absence de dynamique de projet."

D'où l'importance de développer les compétences de collaborateurs. Sauf que pour choisir lesquelles doivent être développées, il faut avoir une vision stratégique de l'avenir. "Or j'observe vraiment un recul de la capacité à anticiper et à se projeter dans les entreprises et une progression du court-termisme", témoigne Jean-Christophe Villette.

Il faut une vision du futur, une gestion prévisionnelle de l’évolution des activités. Sauf que le contexte est incertain, il y a l'arrivée de l'IA, la géopolique, l'incertitude fiscale en France...

Autre problème: les entreprises ne sont pas encore prête à payer plus les salariés qui acquièrent de nouvelles compétences stratégiques. "C'est culturel, les dirigeants sont encore dans une logique 'je deviens manager, j'ai une augmentation' mais une carrière d'expert doit rémunérer autant qu’une carrière de manager", estime Benoît Serre.

Un enjeu culturel

Mais c'est aussi un enjeu culturel. "En France, on a une valorisation des diplômes plus forte qu’une logique de compétence. Par ailleurs, les parcours atypiques et les changements de carrières sont mal vus, alors qu'il existe une transférabilité des compétences", explique Jean-Christophe Villette.

Les fonctionnaires sont particulièrement concernés par ce système rigide, faits d'échelons à grimper. "Le système est quand meme cadré par des grilles administratives de positionnement, ça peut verrouiller des évolutions, il y a moins d'agilité, moins de spontanéités", explique le psychologue du travail.

Pour contrer les effets négatifs du modèle verticale français, Jean-Christophe Villette appelle à développer d'autres rôles-modèles. "On peut avoir différents impacts sur l'organisation dans laquelle on travaille, on peut gagner en expertise, en autonomie, on peut s'investir dans un projet de tutorat, dans des missions transverses...", illustre le spécialiste. Et de conclure : "Une organisation qui n’offre comme perspective d’évolution que le simple fait de devenir responsable hiérarchique se piège dans son propre développement."

Source BFM Business